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Les plasticiens, écrivains, musiciens, artistes multimédias,
qui s'approprient volontiers images, textes et sons produits par autrui,
pour les intégrer à leurs propres uvres, les envisagent
naturellement comme des biens collectifs, émanant d'une histoire
de l'art elle-même collective, produite par tous et au profit de
tous (rappelons : "L'art se nourrit de l'art " de Malraux).
Cette pratique est revendiquée subversive ou qualifiée d'illégale
selon les motivations de chacun, alors qu'un simple retour sur les usages
historiques de la peinture, de la musique et de l'écriture permet
de constater qu'elle est inscrite dans un mouvement d'appropriation légitime
des uvres par les auteurs. Ce mouvement a rarement été
mis en cause de manière aussi complète et radicale que par
l'invention de la propriété intellectuelle (et ses interprétations,
droit d'auteur et copyright), qui a situé, dans un mouvement de
table rase des pratiques du passé, l'auteur dans un rapport matériel
de propriété à son uvre.
La position de l'artiste (de l'auteur) dans la société a
considérablement évolué depuis que des enjeux commerciaux
considérables tendent à interférer sur ses droits
juridiques. L'activité artistique et son avatar commercial, l'industrie
culturelle, sont une source de profits suffisamment importante pour que
l'Acte final de 1994 du traité de l'OMC intègre la propriété
intellectuelle. Aux Etats-unis, "dans les années 70-80,
les industries du droit d'auteur atteignaient 2 à 6 % du PIB et
croissaient rapidement, alors que les industries traditionnelles (automobiles,
sidérurgie) stagnaient ou même régressaient. D'où
l'attention toute particulière portée au droit d'auteur,
l'une des rares industries ayant eu de bons résultats dans la balance
commerciale "1 Dans ces conditions,
les pratiques artistiques d'appropriation, considérées au
même titre que les pratiques de piratage industriel, semblaient
singulièrement visées...
En France, depuis le XVIIIe siècle, l'institution légale
de lutte contre la pratique d'appropriation est le droit d'auteur. Il
accorde à l'auteur une singularité qui s'incarne dans la
notion d'originalité, et des droits qui distinguent curieusement
originalité de l'idée et originalité de la forme
: le droit d'auteur ne reconnaît à l'auteur ses droits que
dans la mesure où son uvre prend une forme originale2;
l'originalité de l'idée, quant à elle, n'est pas
reconnue ni protégée (voir les tentatives infructueuses
de Christo dans ce sens3). C'est l'originalité
de la forme qui fait l'uvre et l'originalité de sa personnalité
- reflétée dans son uvre - qui fait l'auteur. L'originalité
qui suppose la production d'une chose nouvelle, singulière, première,
impliquerait donc une création pratiquement ex nihilo, un divin
rapport au néant, une uvre étrangère en tout
cas et imperméable à toutes les autres choses créées
avant elle. La notion d'auteur, dans le droit français, repose
donc sur celle d'originalité, qui repose elle-même sur cette
imperméabilité de l'uvre et de l'auteur à toute
influence extérieure. Ce principe entraîne ainsi le rapport
d'exclusivité propriétaire de l'auteur à son uvre,
que l'on retrouve dans la logique du brevet.
Cette notion d'originalité est vivement critiquée, et depuis
fort longtemps, tant par les auteurs eux-mêmes, que par les philosophes
et même, désormais, par certains tribunaux. La citation de
Montaigne, en exergue, reflète gentiment ce que disait plus ironiquement
Musset : "On m'a dit l'an dernier que j'imitais Byron... Vous
ne savez donc pas qu'il imitait Pulci ?... Rien n'appartient à
rien, tout appartient à tous. Il faut être ignorant comme
un maître d'école Pour se flatter de dire une seule parole
Que personne ici-bas n'ait pu dire avant vous. C'est imiter quelqu'un
que de planter des choux " et plus philosophiquement Condorcet
: "La propriété littéraire qui n'a de bornes
est injuste, puisque les idées appartiennent à tous, et
contraire au progrès des Lumières, puisqu'elle justifie
le monopole d'un seul sur un savoir qui doit être un bien commun.
Elle ne saurait donc être absolue mais au contraire sévèrement
limitée par l'intérêt public ". Valéry
résume plus concisément sa pensée : "Le lion
est fait de moutons assimilés "4
Barthes, de son côté, postule un auteur multiple5,
traversé par de multiples influences qu'il se réapproprie,
et qui s'effacent au profit de son uvre : "Le texte est
un tissu de citations, issues des mille foyers de la culture ".
"L'écrivain ne peut qu'imiter un geste toujours antérieur,
jamais originel ". "C'est le langage qui parle, ce n'est
pas l'auteur ". Pour lui, "l'image de la littérature
(...) est tyranniquement centrée sur l'auteur ", alors
que "l'unité d'un texte n'est pas dans son origine, mais
dans sa destination " (le lecteur). Les tribunaux eux-mêmes,
et dans des termes plutôt réducteurs pour l'activité
artistique, semblent parfois contester cette notion d'originalité
: "L'auteur ne créé rien ni n'invente rien, au sens
strict du mot, mais se borne à puiser dans l'observation de la
nature et des hommes, des matériaux qu'il rassemble dans un ouvrage
déterminé "6.
C'est cet auteur multiple, imprégné en toute conscience
d'un champ infini d'images, de textes, de sons à disposition de
son esprit naturellement appropriationniste, qui fait l'objet de cette
contribution : un auteur conscient de la relativité de la notion
d'originalité et donc des influences qui le traversent.
==> Contribution... 2éme partie: les cadres juridiques
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