Contribution à une réflexion sur
la liberté artistique d'appropriation
 
Christiane Carlut FR
3éme partie:
   
17Bernard Edelman : "La pro-
priété littéraire et artistique"
Que sais-je?





La notion d'intérêt public


Malgré l'urgence évidente de défendre l'auteur contre les pressions du commerce international (l'intrusion du copyright dans les "droits voisins", par exemple), force est de poser les limites du droit d'auteur ainsi que les contradictions inhérentes aux deux systèmes d'interprétation de la propriété intellectuelle. Si, d'un côté, le copyright représente la valeur à pourfendre au nom d'une création libre, autonome, et dégagée des cadres juridiques des valeurs libérales contemporaines, il intègre en tout cas, dans ses fondements, comme le fait remarquer Richard Stallman, (et bien que totalement pervertie), la notion d'intérêt public, absolument ignorée par le droit d'auteur. L'intérêt public est, à première vue, un principe positif, qui pourrait bien donner envie de le défendre. Mais ses interprétations et applications contemporaines sont à observer soigneusement : l'intérêt public est, par exemple, ce qui permet au copyright d'asseoir son cadre juridique non sur la "qualité personnelle de l'auteur mais sur l'utilité publique de son œuvre ". Dans ce contexte, "l'unique ressort de la création c'est le profit de l'auteur et le gain que le public (je pose la question : le public ?) peut en retirer et non le désir d'exprimer sa personnalité 17". L'intérêt public constitue le prétexte du copyright pour inscrire l'auteur dans un rapport exclusivement marchand à son œuvre, au grand bénéfice, bien sûr, des investisseurs qui récupèrent ainsi la propriété intellectuelle. C'est donc en son nom que le copyright retire à l'auteur pratiquement tous ses droits. Le droit d'auteur, quant à lui, ignore tout simplement ce qui concerne l'intérêt public, et ne s'efforce que de satisfaire (quoique : encore le droit voisin !) les intérêts personnels de l'auteur.

La Licence Art Libre fonde elle, son principe contractuel dans la détermination d'un auteur à inscrire son œuvre dans le cadre de ce que l'on pourrait appeler, faute de mieux, "l'intérêt public artistique", c'est-à-dire comme contribution offerte et ouverte à tous les artistes appropriateurs potentiels. Ce contrat, qui favorise une prise de conscience collective de la dimension positive de cet intérêt public artistique, constitue une forme de légitimation du processus d'appropriation artistique. L'une des questions centrales, posées dans ce projet, concerne les possibilités d'élargissement de ce contrat moral, dans le cas où l'œuvre est fondée sur une "antériorité" créatrice, c'est-à-dire sur l'appropriation d'éléments conçus par autrui et non inclus par leur auteur dans le principe contractuel du Copyleft ? C'est une tentation historiquement récurrente de la part des artistes (que l'on retrouve à l'occasion devant les tribunaux) que de dédaigner occasionnellement le droit de l'auteur, et de s'approprier des éléments des œuvres des autres sans leur en demander permission. Dans le domaine artistique, la pratique est laissée dans un flou précisément artistique, et les emprunts des uns font parfois le bonheur des autres, et parfois pas...

Le rapport de l'auteur à la question de l'appropriation est marqué d'une ambivalence ambiante qui le fait jongler entre ses droits et ses devoirs de manière parfois acrobatique : les tentations sont récurrentes qui poussent l'auteur à inscrire, pour la création d'une œuvre vidéo par exemple, un copyright sur une œuvre
18 qui ressort du domaine de l'appropriation : "Certaines attitudes (...) tendent paradoxalement, dans les domaines de l'image, de l'écriture ou de la musique, à revendiquer alternativement la légitimité de l'appropriation (en tant que bien collectif), et ensuite celle de la protection contre cette dernière, c'est-à-dire l'application d'un copyright sur l'œuvre ainsi réalisée (bien individuel). L'auteur entretient donc avec les sociétés de protection de droits d'auteur des rapports complexes de conflit et de connivence, qui semblent pratiquement naturels dans un contexte où s'affrontent des valeurs aussi contradictoires, et où les engagements sont fonctions d'intérêts particuliers, eux-mêmes contradictoires "19.

Dans le champ artistique, on constate que la pratique d'appropriation (Found Footage, sampling graphique et musical, Cut-up et autres emprunts) se développe considérablement et rapidement, au nom, précisément, de l'intérêt collectif de l'art. Dans le champ juridique, on constate que les droits de l'auteur sont serrés de près par les droits des producteurs, des investisseurs, bref, de l'argent, et ce, de plus en plus souvent au nom également de l'intérêt public, baptisé parfois "droit du public à l'information"20. Se pose donc la question de savoir que faire aujourd'hui pour que les auteurs s'y retrouvent, hésitant entre leurs droits de propriété et leurs revendications à l'appropriation, c'est à dire dans le rapport conflictuel qu'ils entretiennent entre intérêts privés et intérêt public. Faut-il fonder la légitimité de l'appropriation sur "l'intérêt public", dont on a vu que l'imprécision de sa définition représente tous les dangers inhérents à l'ingérence économique du copyright, ou sur "l'intérêt artistique" lui-même ? Ni intérêt spécifique de l'œuvre, de l'artiste, des producteurs ou investisseurs, l'intérêt de l'art représente peut-être, en évacuant certains dangers juridiques, un intérêt collectif évident ?

L'intérêt public, on le voit maintenant, est une notion corvéable à merci, que chacun détourne à sa manière et selon ses besoins, et qu'il est urgent de redéfinir. D'autres notions aussi d'ailleurs qui, dans leur passage du philosophique au juridique, se sont faites également "déplumer" : ainsi de l'auteur et de l'œuvre, dans ce rapport juridique qu'ils entretiennent à l'originalité.


Le projet


Ce projet de "Contribution à une réflexion sur la liberté artistique d'appropriation" est un appel à une réflexion collective d'artistes concernés par cette pratique, et par conséquent par les questions de leurs droits de protection et devoirs d'implication, dans un contexte artistico-juridico-commercial qui a tendance à embrouiller définitions et valeurs, et à obscurcir considérablement le débat. Cette réflexion permettrait d'observer comment les cadres juridiques, influencés par les pressions commerciales des investisseurs de l'industrie culturelle, ont modifié et modifient encore les rapports que l'auteur entretient à son œuvre et au champ de l'art, et donc à la pratique d'appropriation. Le projet envisage donc d'élaborer un document permettant d'asseoir une réflexion critique collective à partir des éléments plus haut évoqués :


• rappel historique et fondements esthétiques de la tradition artistique d'appropriation.
• analyse de l'évolution des définitions esthétiques et juridiques de l'auteur et de l'œuvre et de leur rapport à la notion d'originalité
• analyse des perspectives proposées et des limitations imposées par les cadres juridiques du copyright et du droit d'auteur, dans leurs rapports respectifs à l'intérêt de l'auteur et à l'intérêt public

Comme il est rappelé au début de ce texte, "L'art se nourrit de l'art", et ce projet se chargera d'en donner de nombreux exemples historiques. Ceci dit, l'industrie s'en nourrit également : il est urgent de distinguer les protections contre les emprunts illégitimes (mais souvent légaux) à vocation purement commerciale, des emprunts légitimes (souvent illégaux) des artistes eux-mêmes. Dans cette perspective, il est nécessaire d'élargir le débat français, souvent orienté sur le seul intérêt pécuniaire de l'artiste, à des valeurs plus collectives, et d'observer les possibilités actuelles d'articulation entre l'intérêt personnel de l'auteur et l'intérêt public redéfini.
Ce projet soulève, on le voit, de nombreuses questions artistiques, esthétiques, juridiques, économiques, politiques et éthiques, puisque tous ces champs concernent ensemble son énoncé. Cette contribution se propose donc d'associer à sa réflexion des contributeurs dans ces différents domaines. La contribution formulée sera publiée et soumise aux réactions des artistes, dans le cadre d'un forum, d'un débat collectif. Elle sera, à tout hasard, présentée à titre informatif, et en toute utopie et vanité, à des structures telles que WIPO et la Commission Européenne, qui sont engagées au quotidien dans la préparation d'amendements à des traités ou directives sur le droit d'auteur, et aux principales institutions culturelles et gouvernementales internationales concernées.
Adorno définissait l'œuvre d'art en tant que résistance à son assimilation au culturel. Ce projet se définit comme tentative de résistance aux pressions juridiques des valeurs marchandes de l'industrie culturelle.



septembre 2000

 


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18.il est intéressant de con-
stater que même en France,
pays du droit d'auteur, les
artistes vidéo s'obstinent à
faire figurer un copyright au
générique de leurs œuvres.
C'est une manie sans con-
séquence juridique, puisque
la plupart du temps, l'œuvre
n'est pas déclarée aux socié-
tés de protection de droits.
Elle ressemble, dans la vie
quotidienne à cette pratique
propriétaire un peu absurde,
qui consiste à fixer un pan-
neau "Attention, chien mé-
chant !" sur sa porte, quand
on n'a pas de chien : c'est
une forme coquette de dis-
suasion.
19. Ch.Carlut, introduction col-
loque "Copyright / Copywrong" ,
Nantes, février 2000
20. Voir affaire Utrillo, in
Bernard Edelman, "Du mau-
vais usage des droits de
l'homme" Dalloz