17Bernard
Edelman : "La pro-
priété littéraire et artistique"
Que sais-je? |
Malgré l'urgence évidente de défendre
l'auteur contre les pressions du commerce international (l'intrusion du
copyright dans les "droits voisins", par exemple), force
est de poser les limites du droit d'auteur ainsi que les contradictions
inhérentes aux deux systèmes d'interprétation de
la propriété intellectuelle. Si, d'un côté,
le copyright représente la valeur à pourfendre au nom d'une
création libre, autonome, et dégagée des cadres juridiques
des valeurs libérales contemporaines, il intègre en tout
cas, dans ses fondements, comme le fait remarquer Richard Stallman, (et
bien que totalement pervertie), la notion d'intérêt public,
absolument ignorée par le droit d'auteur. L'intérêt
public est, à première vue, un principe positif, qui pourrait
bien donner envie de le défendre. Mais ses interprétations
et applications contemporaines sont à observer soigneusement :
l'intérêt public est, par exemple, ce qui permet au copyright
d'asseoir son cadre juridique non sur la "qualité personnelle
de l'auteur mais sur l'utilité publique de son uvre ".
Dans ce contexte, "l'unique ressort de la création c'est
le profit de l'auteur et le gain que le public (je pose la question :
le public ?) peut en retirer et non le désir d'exprimer sa personnalité
17".
L'intérêt public constitue le prétexte du copyright
pour inscrire l'auteur dans un rapport exclusivement marchand à
son uvre, au grand bénéfice, bien sûr, des investisseurs
qui récupèrent ainsi la propriété intellectuelle.
C'est donc en son nom que le copyright retire à l'auteur pratiquement
tous ses droits. Le droit d'auteur, quant à lui, ignore tout simplement
ce qui concerne l'intérêt public, et ne s'efforce que de
satisfaire (quoique : encore le droit voisin !) les intérêts
personnels de l'auteur.
La Licence Art Libre fonde elle, son principe contractuel dans la détermination
d'un auteur à inscrire son uvre dans le cadre de ce que l'on
pourrait appeler, faute de mieux, "l'intérêt public
artistique", c'est-à-dire comme contribution offerte et
ouverte à tous les artistes appropriateurs potentiels. Ce contrat,
qui favorise une prise de conscience collective de la dimension positive
de cet intérêt public artistique, constitue une forme de
légitimation du processus d'appropriation artistique. L'une des
questions centrales, posées dans ce projet, concerne les possibilités
d'élargissement de ce contrat moral, dans le cas où l'uvre
est fondée sur une "antériorité"
créatrice, c'est-à-dire sur l'appropriation d'éléments
conçus par autrui et non inclus par leur auteur dans le principe
contractuel du Copyleft ? C'est une tentation historiquement récurrente
de la part des artistes (que l'on retrouve à l'occasion devant
les tribunaux) que de dédaigner occasionnellement le droit de l'auteur,
et de s'approprier des éléments des uvres des autres
sans leur en demander permission. Dans le domaine artistique, la pratique
est laissée dans un flou précisément artistique,
et les emprunts des uns font parfois le bonheur des autres, et parfois
pas...
Le rapport de l'auteur à la question de l'appropriation est marqué
d'une ambivalence ambiante qui le fait jongler entre ses droits et ses
devoirs de manière parfois acrobatique : les tentations sont récurrentes
qui poussent l'auteur à inscrire, pour la création d'une
uvre vidéo par exemple, un copyright sur une uvre18
qui ressort du domaine de l'appropriation : "Certaines attitudes
(...) tendent paradoxalement, dans les domaines de l'image, de l'écriture
ou de la musique, à revendiquer alternativement la légitimité
de l'appropriation (en tant que bien collectif), et ensuite celle de la
protection contre cette dernière, c'est-à-dire l'application
d'un copyright sur l'uvre ainsi réalisée (bien individuel).
L'auteur entretient donc avec les sociétés de protection
de droits d'auteur des rapports complexes de conflit et de connivence,
qui semblent pratiquement naturels dans un contexte où s'affrontent
des valeurs aussi contradictoires, et où les engagements sont fonctions
d'intérêts particuliers, eux-mêmes contradictoires
"19.
Dans le champ artistique, on constate que la
pratique d'appropriation (Found Footage, sampling graphique et musical,
Cut-up et autres emprunts) se développe considérablement
et rapidement, au nom, précisément, de l'intérêt
collectif de l'art. Dans le champ juridique, on constate que les droits
de l'auteur sont serrés de près par les droits des producteurs,
des investisseurs, bref, de l'argent, et ce, de plus en plus souvent au
nom également de l'intérêt public, baptisé
parfois "droit du public à l'information"20.
Se pose donc la question de savoir que faire
aujourd'hui pour que les auteurs s'y retrouvent, hésitant entre
leurs droits de propriété et leurs revendications à
l'appropriation, c'est à dire dans le rapport conflictuel qu'ils
entretiennent entre intérêts privés et intérêt
public. Faut-il fonder la légitimité de l'appropriation
sur "l'intérêt public", dont on a vu que l'imprécision
de sa définition représente tous les dangers inhérents
à l'ingérence économique du copyright, ou sur "l'intérêt
artistique" lui-même ? Ni intérêt spécifique
de l'uvre, de l'artiste, des producteurs ou investisseurs, l'intérêt
de l'art représente peut-être, en évacuant certains
dangers juridiques, un intérêt collectif évident ?
L'intérêt public, on le voit maintenant,
est une notion corvéable à merci, que chacun détourne
à sa manière et selon ses besoins, et qu'il est urgent de
redéfinir. D'autres notions aussi d'ailleurs qui, dans leur passage
du philosophique au juridique, se sont faites également "déplumer"
: ainsi de l'auteur et de l'uvre, dans ce rapport juridique qu'ils
entretiennent à l'originalité.
Ce projet de "Contribution à une
réflexion sur la liberté artistique d'appropriation"
est un appel à une réflexion collective d'artistes concernés
par cette pratique, et par conséquent par les questions de leurs
droits de protection et devoirs d'implication, dans un contexte artistico-juridico-commercial
qui a tendance à embrouiller définitions et valeurs, et
à obscurcir considérablement le débat. Cette réflexion
permettrait d'observer comment les cadres juridiques, influencés
par les pressions commerciales des investisseurs de l'industrie culturelle,
ont modifié et modifient encore les rapports que l'auteur entretient
à son uvre et au champ de l'art, et donc à la pratique
d'appropriation. Le projet envisage donc d'élaborer un document
permettant d'asseoir une réflexion critique collective à
partir des éléments plus haut évoqués :
rappel historique et fondements esthétiques de la tradition
artistique d'appropriation.
analyse de l'évolution des définitions esthétiques
et juridiques de l'auteur et de l'uvre et de leur rapport à
la notion d'originalité
analyse des perspectives proposées et des limitations imposées
par les cadres juridiques du copyright et du droit d'auteur, dans leurs
rapports respectifs à l'intérêt de l'auteur et à
l'intérêt public
Comme il est rappelé au début de ce texte, "L'art se
nourrit de l'art", et ce projet se chargera d'en donner de nombreux
exemples historiques. Ceci dit, l'industrie s'en nourrit également
: il est urgent de distinguer les protections contre les emprunts illégitimes
(mais souvent légaux) à vocation purement commerciale, des
emprunts légitimes (souvent illégaux) des artistes eux-mêmes.
Dans cette perspective, il est nécessaire d'élargir le débat
français, souvent orienté sur le seul intérêt
pécuniaire de l'artiste, à des valeurs plus collectives,
et d'observer les possibilités actuelles d'articulation entre l'intérêt
personnel de l'auteur et l'intérêt public redéfini.
Ce projet soulève, on le voit, de nombreuses questions artistiques,
esthétiques, juridiques, économiques, politiques et éthiques,
puisque tous ces champs concernent ensemble son énoncé.
Cette contribution se propose donc d'associer à sa réflexion
des contributeurs dans ces différents domaines. La contribution
formulée sera publiée et soumise aux réactions des
artistes, dans le cadre d'un forum, d'un débat collectif. Elle
sera, à tout hasard, présentée à titre informatif,
et en toute utopie et vanité, à des structures telles que
WIPO et la Commission Européenne, qui sont engagées au quotidien
dans la préparation d'amendements à des traités ou
directives sur le droit d'auteur, et aux principales institutions culturelles
et gouvernementales internationales concernées.
Adorno définissait l'uvre d'art en tant que résistance
à son assimilation au culturel. Ce projet se définit comme
tentative de résistance aux pressions juridiques des valeurs marchandes
de l'industrie culturelle.
septembre 2000
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